Une dangerosité en question
Le cobalt métal représente-t-il un réel danger pour les fabricants, les chirurgiens-dentistes, et les patients qui le portent en bouche… ? Le point sur les preuves actuelles et les conclusions du Professeure Brigitte Grosgogeat, chirurgien-dentiste, spécialiste dans l’évaluation et le développement des biomatériaux dentaires bioactifs.
Le cobalt métal est utilisé sous forme d’alliage métallique chromecobalt (Cr-Co) depuis le XXe siècle, en médecine et notamment en dentisterie. Il s’agit d’un cobalt métallique, gris argenté brillant et dur après fusion réductrice. Il est différent du cobalt présent naturellement dans les aliments et nécessaire au bon fonctionnement du corps et de tous ses systèmes.
Les premiers alliages Cr-Co ont été conçus en 1907, en Cr-Co-W (avec du tungstène), puis en Cr-Co-Mo (avec du molybdène), et utilisés à partir des années 1930 dans les préparations d’alliages amovibles, armatures des prothèses partielles. Au cours des dernières décennies, ce matériau a été largement utilisé dans plusieurs domaines de la médecine, tels que les stents, le remplacement du disque intervertébral, ou encore l’arthroplastie du genou ou de la hanche.
Le succès des alliages Cr-Co est entièrement lié à leurs excellentes propriétés mécaniques : rigidité, durabilité et résistance à la corrosion.
Ce type de matériau obtient même sa résistance à la corrosion grâce à la formation d’oxydes à base de chrome en surface. Sa biocompatibilité devient alors extrêmement précieuse au fil du temps.
En dentisterie, les alliages sont constitués majoritairement de cobalt, entre 50 et 70%. D’autres métaux comme le gallium, le fer, le nickel, le ruthénium entrent dans leur composition de manière secondaire. La question de la dangerosité du cobalt métal sur la santé résiderait dans le fait que ces dispositifs médicaux s’usent et libèrent des particules de cobalt dans le corps humain, ingérées et inhalées.
Inhalé, le cobalt entraîne des atteintes du système respiratoire, de type syndrome irritatif.
Le cobalt dans les prothèses dentaires : un danger ?
Le cobalt ne pose aucun risque connu pour la santé des personnes qui y sont très peu exposées par la nourriture et les milieux naturels. Les études épidémiologiques disponibles* ont principalement été effectuées dans le milieu des industries de métaux lourds pour une exposition par inhalation. Inhalé, le cobalt entraîne des atteintes du système respiratoire, de type syndrome irritatif entraînant, en effets aigus : rhinite, conjonctivite, toux asthmatiforme, pneumopathies, hypersensibilités associant des signes fonctionnels respiratoires à un syndrome pseudo-grippal. Il est également démontré qu’il provoque des effets chroniques cancérogènes avec une augmentation des décès par cancer pulmonaire chez les salariés exposés à du cobalt à des niveaux élevés par inhalation. Cette voie d’exposition n’est pas celle à laquelle est exposé le patient en odontologie.
Toutefois, les autres acteurs, praticiens et fabricants de prothèses dentaires, peuvent y être exposés par libération d’ions métalliques dans les poussières issues des procédés industriels l’utilisant, ou lors du travail sur le dispositif. Cette exposition serait responsable d’effets chroniques non cancérogènes : irritation respiratoire, asthme, pneumonies et fibroses. L’inquiétude soulevée provient des poussières, aérosols et gaz émis notamment lors des étapes de fraisage ou de meulage, lesquels peuvent être absorbés dans l’organisme notamment chez les prothésistes. Les mesures de protection sur le lieu de travail, comme l’installation d’un système d’aspiration, le port d’un masque et l’application des recommandations figurant dans les modes d’emploi des matériaux utilisés, permettent cependant d’éviter cette absorption.
Désormais, ce qui intéresse la profession dentaire est principalement la voie par ingestion du fait des dispositifs médicaux implantés dans la bouche, au contact de la muqueuse buccale et pouvant être ingérés en raison de deux phénomènes :
- D’une part, l’abrasion due aux mouvements masticatoires, des particules de cobalt peuvent être transmises au corps humain. De nombreuses situations conduisent à l’usure du matériau de restauration : le bruxisme, le proglissement, la brosse à dents et le dentifrice, le détartrage, enfin l’utilisation de pâtes à polir. D’après des études, la valeur moyenne d’abrasion d’un alliage cobalt-chrome est de 0.034 microgramme par jour.
- D’autre part, la corrosion par acidification locale liée à la présence de certains germes (Streptococcus mutans), ou par usure et détérioration de la prothèse, les alliages cobalt-chrome peuvent larguer des ions métalliques et être transmis au corps humain. La valeur limite de largage d’ions est toutefois normée (ISO 22674) à 200 microgrammes par cm2 sur 7 jours. Les alliages cobalt-chrome sont très en dessous, avec une valeur comprise entre 0.5 et 20 microgrammes par cm2.
Ainsi, selon la prise de position de l’Association des fabricants dentaires allemands (VDDI) en date du 8 juin 2021, la quantité potentielle de cobalt présent dans des alliages dentaires ou dans des pigments de céramiques/résines de recouvrement pouvant être larguée in situ, et à laquelle le patient serait donc exposé, est faible. Cette considération est donnée en termes de quantité larguée au fil du temps, laquelle est considérée comme exposition toxicologiquement pertinente quant aux critères d’évaluation. Cette argumentation ne doit toutefois pas être exploitée à des fins visant à exclure le risque de cancer localisée (gastro-intestinale) consécutive à une exposition par voie orale ou via d’autres voies d’exposition et donc considérer que le cobalt en tant que substance classée carcinogène, le serait uniquement par inhalation.
Les évaluations ont montré la mutagénicité sur les cellules germinales du métal cobalt sur l’appareil gastro-intestinal.
Classification CMR :
sur quelles preuves ?
Les experts du Comité d’évaluation des risques (CER) ont proposé le classement du cobalt comme CMR : cancérogène de catégorie 1B (danger présumé), mutagène 2 (danger suspecté), et toxique pour la reproduction 1B (danger présumé), sur la base d’enquêtes et d’évaluations. Les enquêtes ont été menées par l’agence européenne des produits chimiques (ECHA), et les évaluations ont été réalisées par le CER. Ces dernières ont montré “la mutagénicité sur les cellules germinales” du métal cobalt sur l’appareil gastrointestinal à des doses répétées d’ingestion de cobalt/chlorure de cobalt. Ainsi, en septembre 2017, le CER a demandé la révision de la classification du cobalt métallique dans le règlement de l’Union européenne REACH (Registration, Evaluation and Authorisation of Chemicals, soit “enregistrement, évaluation et autorisation des substances chimiques”). Par conséquent, le métal cobalt a été reclassé en substance CMR 1B. La décision a pu surprendre, d’autant plus que la voie d’exposition n’a pas été spécifiée, et que les études sur l’humain menées à ce jour, n’ont pas été considérées comme fournissant des preuves suffisantes de la cancérogénicité du cobalt, en raison de la co-exposition à d’autres agents cancérogènes. Seules des études de cancérogénicité par inhalation ont été menées chez les rongeurs.
Dangerosité du cobalt ?
Le point de vue du Pr Grosgogeat
Selon le Pr Brigitte Grosgogeat, chirurgien-dentiste, spécialiste dans l’évaluation et le développement des biomatériaux dentaires bioactifs :
“Il est préférable de parler de vigilance envers le cobalt, plutôt qu’un danger, car jusqu'à présent, les recherches sur la biocompatibilité et la cytotoxicité des alliages Co-Cr pour les applications dentaires humaines ont fourni des données contradictoires. Sur la vingtaine d’études internationales ayant un niveau de preuve suffisant pour établir ou non un risque pouvant être lié à l’utilisation des alliages en cobalt dans la sphère orale, publiée le 23 août 2022 dans la revue MDPI, la moitié ne soulève pas de problème, tandis que l’autre moitié en soulève. La problématique majeure soulevée réside dans l’apparition d’irritation et d’effets inflammatoires, de sensation de brûlure des muqueuses, de sécheresse de la bouche et rougeur, avec de rares réactions allergiques dans la cavité buccale. Compte tenu du manque de certitude des données, il appartient à chaque praticien de choisir et de prescrire en fonction de la situation clinique, en prenant en compte la balance bénéfice/risque, avec les connaissances que l’on a au jour de la prescription. En conclusion, la professeure appelle à la réalisation d'autres études spécifiques évaluant la biocompatibilité des alliages dentaires Co-Cr dans le cadre actuel de la nouvelle réglementation concernant les alliages Co-Cr. Enfin, considérant la biocompatibilité d’autres alliages métalliques, le titane et ses alliages présentent le plus faible risque de réaction allergique et de réponses négatives du système immunitaire in vivo, en comparaison avec ceux contenant du cobalt ou du nickel”.
*Sources :
• Alliages dentaires cobalt-chrome : expositions aux métaux, risques toxicologiques, classification CMR et cadre réglementaire de l’UE, publié le 18 décembre 2020, revue Crystal. Auteurs : Alina Vaicelyte, Christine Janssen, Marc Le borgne, Brigitte Grosgogeat.
• Déclaration de la VDDI sur le cobalt dans les alliages dentaires, Association of german dental manufactures, 8 juin 2021.