Le sourire, une idée moderne
La représentation du sourire et des dents a évolué considérablement au fil des siècles en Europe occidentale, reflétant les normes culturelles, esthétiques et médicales de chaque époque. De l’interdiction de sourire à la quête du "sourire parfait", les dents sont un facteur d’identité sociale. Revue du sourire avec le Dr Pierre Baron, membre de l’Académie nationale de chirurgie-dentaire, président de la Société française d’histoire de l’art dentaire et du Musée virtuel de l’art dentaire.
Une dent contre le sourire
“Dans les siècles passés on ne souriait guère, on riaient encore moins, et nos ancêtres dans l’art en ont largement témoigné” souligne Pierre Baron. Dans ce périple historique, remontons au 16e siècle, où deux artistes se risquent à esquisser un sourire de leur pinceau. Jérôme Bosch tout d’abord, dans son oeuvre exposée au Musée des beaux-arts de Gand (en Belgique), présente des bouches s'ouvrant sur une joyeuse galerie d'édentés. Léonard de Vinci ensuite, avec sa célèbre Joconde, tente également une timide percée dans l'art du sourire. Distinguons d’ailleurs le rire du sourire qui n’est alors qu’un ‘sous rire’", précise Pierre Baron. “L’une des raisons majeures réside dans le fait que les gens étaient pour la plupart édentés, ne voulaient ou ne pouvaient pas se faire soigner et que le manque d’hygiène était criant”. Il faudra attendre presque 300 ans, laisser passer toute la période de l’Ancien Régime, pour voir enfin un véritable sourire orné de dents.
Abolition de tout sourire
“Le 17e siècle est l’âge d’or du non-rire, sans aucune représentation de gaîté, commente l’académicien. Viennent alors les règles de la bienséance et de la civilité chrétienne édictées par Jean Baptiste de La Salle au 18e siècle qui interdisent formellement de rire ou de sourire en société, avec l’obligation de bien se tenir. Ne pas dévoiler sa denture s’avère une stratégie pour se montrer sous son meilleur jour”. La bouche est à cette époque chargée d’une symbolique liée au péché, au plaisir gourmand. Sur les tableaux, seuls les paysans et le “bas peuple” - selon l’expression du 18e siècle -, peuvent rire à gorge déployée, et les êtres touchés par le divin, tels les anges aux sourires malicieux.
Le salut des dents gâtées
Les dents gâtées vont trouver leur salut dans le livre révolutionnaire de Pierre Fauchard, en 1728. Ce dentiste, considéré comme le père de la dentisterie, bouleverse la donne en rédigeant un livre détaillant les gestes et les instruments de la dentisterie pour chaque cas. Ainsi, débute la dentisterie moderne en France, amorcée sous Louis XIV pour lutter contre les charlatans, tel le Gros Thomas ou Grand Thomas qui sévit sur le Pont-Neuf. Ils prétendent soigner avec des potions magiques, laissant des patients crédules à la merci de leur art douteux. Ainsi, en 1699 Louis XIV fait promulguer des édits royaux pour forcer les charlatans à étudier auprès de la communauté des chirurgiens. Près de 80 traités de dentisterie voient le jour en France au 18e siècle, plaçant la France en tête des pays les plus avancés dans le domaine des soins dentaires.
Le sourire en porcelaine
“La maîtrise des premières prothèses en porcelaine a entrainé les dentistes du 18e siècle à s’intéresser à camoufler le sourire des dames”, indique Pierre Baron. Un certain Nicolas Dubois de Chémant perfectionne les premières porcelaines dans la manufacture de Sèvres et obtient un brevet pour la fabrication de dents et de râteliers en pâte de porcelaine. Les demandes affluent et poussent l’auteur à faire des communications auprès des différentes sociétés savantes et à publier son premier ouvrage intitulé : Dissertation sur les avantages des dents et râteliers artificiels incorruptibles et sans odeurs. “L’utilisation de la porcelaine en art dentaire est lancée et l’élan esthétique par les prothèses émerge doucement. En 1787, l’artiste peintre Élisabeth Vigée Lebrun affiche son sourire aux dents blanches sur son autoportrait. C’est l’annonce d’une révolution picturale en lien direct avec les progrès technologiques et médicaux qui ont considérablement amélioré les soins dentaires. La tendance grandit au 19e siècle et explose au 20e” .
Naissance du culte
du “sourire parfait”
L’esthétique dentaire s’est améliorée avec l’introduction des techniques de blanchiment des dents vers 1975. La quête du “ sourire parfait ” caractérisé par des dents blanches, alignées et bien formées est devenue plus prononcée au 21e siècle, attisée par des représentations médiatiques idéalistes. Les avancées en orthodontie, la dentisterie esthétique (blanchiment et facettes dentaires), les implants dentaires, et d'autres procédures simplifiées les rendent possible et peuvent pousser à une consommation excessive de soins dentaires à visée esthétique. Le culte du sourire parfait devient pour certains une obsession.
Les dérives
de la surintervention
La quête de perfection et l'accessibilité accrue aux soins dentaires esthétiques conduisent aux sur-traitement. “La recherche obsessionnelle de dents blanches peut conduire à des pratiques de blanchiment dentaire excessives, souvent réalisées sans supervision médicale adéquate", souligne Pierre Baron. Les “bars à sourire” et les produits en libre achat sur internet qui ont émergé ont entrainé des altérations de l’émail. Certains praticiens ont également cédé à la demande et pratiqué des actes qu’ils ne maîtrisaient pas parfaitement. La pose de facettes en est un exemple. ” Il découle de ces pratiques de nombreuses complications médicales, telles que l'inconfort, une sensibilité dentaire accrue, des irritations des gencives, des dommages permanents à l'émail ou même des réactions indésirables aux matériaux utilisés. Une surutilisation de certaines procédures peut également endommager la structure dentaire et la mastication. Dans ce contexte de recherche du sourire parfait, le développement du tourisme dentaire est malheureusement une réalité. Sans compter sur la surmédiatisation des techniques, la pression sociale, les influenceurs des réseaux sociaux créent des attentes irréalistes, des inégalités économiques, des problèmes psychologiques d’estime de soi. Alors que l’esthétique dentaire devrait se réaliser dans une approche équilibrée qui valorise la santé bucco-dentaire et le bien-être global.